19/05/2014

Eau & Conflits au centre d'un sommet à Kuala Lumpur

Faut-il craindre des guerres de l'eau ?

"La concurrence féroce pour l'accès à l'eau douce pourrait bien devenir une source de conflit et de guerre à l'avenir",
avait déclaré en 2001 Kofi Annan, alors secrétaire général des Nations
unies. Un an plus tard, il était revenu sur ses propos et avait déclaré
que les problèmes liés à l'eau pouvaient être un "catalyseur de coopération".
Formulées après plusieurs décennies de menaces d'une "guerre de l'eau"
qui ne s'est jamais concrétisée, les déclarations contradictoires de M.
Annan illustrent la complexité des liens entre l'eau et les conflits. À
l'approche d'un sommet sur la sécurité de l'approvisionnement en eau,
intitulé Forum 2014 sur l'aide humanitaire et le développement
international, organisé à Kuala Lumpur (Malaisie) les 23 et 24 avril,
l’IRIN a interrogé plusieurs experts.

"Si vous abordez le problème en analysant l'eau comme n'importe
quelle autre ressource, vous observerez une absence de conflit dans de
nombreuses situations dans lesquelles vous pourriez vous attendre à en
rencontrer"
,  explique Janani Vivekananda, responsable des volets
environnement, changement climatique et sécurité des programmes de
consolidation de la paix d'International Alert, une organisation basée à
Londres. Aussi certains universitaires considèrent que la seule
véritable guerre de l'eau remonte à un conflit babylonien, il y a 4
500 ans. Mais si un cinquième de la population mondiale se retrouve dans
les années à venir confrontée au stress hydrique, l’hypothèse de
conflits redevient parfaitement crédible. À tel point que la Central
Intelligence Agency américaine multiplie ses avertissements : "Au
cours des dix prochaines années, de nombreux pays seront confrontés à
des problèmes d'eau – pénuries, mauvaise qualité, inondations – qui
risquent de les déstabiliser, de fragiliser les gouvernements et
d'accroître les tensions régionales."

"La question de la guerre de l'eau ne peut se contenter d’un simple parallèle avec d'autres ressources",
explique David Michel, directeur du programme de sécurité
environnementale du centre Stimson, une organisation de recherche sur la
paix et la sécurité basée à Washington. "Contrairement aux autres
ressources initiatrices de conflits tels que les diamants, l'eau ne peut
pas être pillée ; ce n'est pas une ressource que l'on peut ramasser et
emporter. Ce n'est pas non plus une ressource géographiquement fixe
comme le bois. Dans ce dernier cas, si le territoire sur lequel se
trouve la forêt vous appartient, vous contrôlez complètement cette
ressource."

D'autres experts rappellent cependant que l'eau reste inextricablement
liée aux moyens de subsistance, à la cohésion sociale et aux tensions
politiques. Dans un rapport de 2012 sur les relations
indo-pakistanaises, par exemple, International Crisis Group a cité les
différends liés à l'eau comme une entrave à la coopération entre les
deux pays. Selon le rapport, la multiplication des besoins énergétiques
de l'Inde pour alimenter sa croissance économique se heurte à la
dépendance des agriculteurs pakistanais à l'eau partagée par les deux
pays. "Maintenant que l'Inde construit plusieurs barrages dans le
bassin de l'Indus, l'armée pakistanaise et les groupes djihadistes
identifient les différends liés à l'eau comme un problème essentiel, au
même niveau que le Cachemire, qui doit être résolu pour [que les deux
pays] puissent retrouver des rapports normaux."
Sur un autre
continent, une longue et sanglante bataille oppose des groupes tribaux
vivant dans la région du lac Turkana, qui chevauche la frontière entre
le Kenya et l'Éthiopie, longue de 861 kilomètres. Les violences ont
repris ces dernières années au sujet de la disponibilité hydrique et de
l'accès à l'eau. "Les autochtones de la basse vallée de l'Omo et du
lac Turkana sont extrêmement pauvres, mais bien armés. Cela fait
longtemps qu'ils connaissent des conflits liés à l'eau, à la pêche et
aux pâturages"
, a expliqué International Rivers, une association américaine de défense de l'environnement. "En
temps de sécheresse, les populations vont là où se trouvent les
ressources. Cela déclenche souvent des conflits [...] Durant les années
de pénurie, de tels conflits ont lieu presque tous les jours. Les
conflits liés à l'eau vont-ils se multiplier ? Certainement. Mais il
existe toutes sortes de solutions"
, a expliqué Jeanine Cooper,
ancienne chef du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des
Nations unies (OCHA) au Kenya, dans une interview publiée par l'École
de foresterie et d'études sur l'environnement de l'Université Yale.

Peter Gleick, président de l'Institut Pacific, un groupe de réflexion
américain qui s'intéresse aux problèmes liés à l'eau douce, s’avoue
préoccupé par "un monde dans lequel l'eau est une ressource de plus
en plus rare et où la politique joue un rôle puissant dans l'allocation
de la ressource, et peut-être plus grave encore, au sein même des pays."

L'Institut Pacific gère une chronologie des conflits liés à l'eau, une
base de données qui retrace 5 000 ans d'histoire dans ce domaine. Le
principal cadre juridique concernant les eaux douces internationales est
la Convention des Nations unies de 1997 sur le droit relatif aux
utilisations des cours d'eau internationaux à des fins autres que la
navigation, mais une autre base de données de l'université d'État de
l'Oregon, aux États-Unis, recense 3 600 traités et accords liés à l'eau,
ainsi que des exemples de modes indigènes de résolutions des conflits
liés à l'eau. "Nous avons besoin d'institutions fortes, des
programmes pour une nouvelle répartition économique équitable, une
gestion des communications et des lois, pour gérer les tensions liées à
l'eau"
, a dit M. Gleick. "J'ai peur que la coopération que nous
avons observée par le passé ne se maintienne pas à l'avenir si nous ne
commençons pas à prêter une plus grande attention aux différends
relatifs à l'eau qui n'ont que faire des frontières internationales et
de la diplomatie."

Patricia Wouters, professeure de droit, fondatrice du Centre sur la
législation, les politiques et les sciences relatives à l'eau à
l'Université de Dundee, en Écosse, explique que "la sécurité de
l'approvisionnement en eau est moins une question de sécurité militaire
que de compréhension de ce que signifie la coopération juridique."
"Mettre l'accent sur l'analogie militaire empêche de trouver de
nouvelles règles juridiques et de nouveaux modes de gestion [...] et
contrecarre ainsi toute approche pouvant apporter de nouvelles idées
pour résoudre des problèmes complexes anciens, mais en évolution"
,
précise Mme Wouters dans un article intitulé "Reframing the Water
Security Dialogue" (reformuler le dialogue sur la sécurité de
l'approvisionnement en eau). "Le principe de légalité prend un sens
légèrement différent dans chaque lieu, tout comme les stratégies de
diplomatie progressive ; mais le système juridique international
entérine la coopération en faveur de la gestion de l'eau et des tensions
ou conflits qui y sont associés, et non une analyse de type militaire."

Deux tiers des voies navigables et aquifères transfrontaliers du monde
ne sont régis par aucun cadre juridique officiel de gestion coopérative.
Si la paix est préservée, c'est souvent parce qu'au niveau local et
politique, les parties prenantes savent que l'eau doit être partagée
pour le bien de tous, explique Mme Vivekananda d'International Alert. "C'est
une ressource tellement importante que les parties au conflit savent
qu'elles doivent coopérer. Ne pas coopérer serait trop risqué."

IRIN – AllAfrica 23-04-2014